Un gouvernement sans État : le Pouvoir central provisoire de l’Allemagne en 1848/49 et ses procès-verbaux

En 1950, peu après la commémoration du centenaire de 1848, un petit volume parut à Paris aux presses de l’Imprimerie nationale. Il contenait les procès-verbaux du Gouvernement provisoire, issu de la Révolution de Février, ainsi que ceux de la Commission du Pouvoir exécutif qui lui succéda. Sous la direction du grand dix-neuvièmiste Charles-Hippolyte Pouthas, le jeune Albert Soboul, futur professeur d’Histoire de la Révolution française à la Sorbonne, avait assuré la préparation et l’annotation de ces documents afin de les publier. Selon l’avant-propos de C.-H. Pouthas, ceux-ci constituent « un abrégé de la vie de l’État ». Ces documents « donnent une idée de la vie fébrile du gouvernement » et « font assister à l’élaboration de ce qui finit par être une politique ».

En Allemagne aussi, les anniversaires en 1948 et 1998 ont donné lieu à un grand nombre de travaux sur des événements qui occupent une place importante et longtemps controversée dans la mémoire historique du pays. Toutefois, une publication pareille manque toujours en ce début du XXIe siècle. Une institution a bien existé qui aurait pu faire l’objet d’une telle publication : après des débats longs et acharnés, l’Assemblée nationale qui siégeait à Francfort décida, en juin 1848, de nommer un « Pouvoir central provisoire ». Celui-ci devait faire fonction de pouvoir exécutif de l’État fédéral allemand que l’Assemblée avait pour mission de bâtir.

L'archiduc Jean en tant que Régent impérial en 1848. Lithographie de J. Kriehuber

L’archiduc Jean en tant que Régent impérial en 1848. Lithographie de J. Kriehuber

Il ne s’agissait donc pas d’un gouvernement révolutionnaire dans le même sens que celui qui s’était formé, en février à Paris, autour de Dupont de l’Eure, de Lamartine et de Ledru-Rollin. Plutôt que de reposer, comme celui-là, sur une auto-légitimation[1] appuyée uniquement sur l’acclamation du peuple insurgé, le Pouvoir central provisoire pouvait se réclamer à la fois d’une légitimité électorale indirecte par le biais de l’Assemblée, et d’un transfert de pouvoir formel consenti par le Bundestag, l’assemblée générale de la Confédération germanique. Le personnel n’était guère révolutionnaire non plus. Anticipant sur la forme de gouvernement monarchique pour le futur État allemand, l’Assemblée avait donné au chef du Pouvoir central le titre de Régent impérial (Reichsverweser) et nommé l’archiduc Jean, un oncle de l’empereur d’Autriche, à la réputation de réformateur libéral. Parmi les membres de son ministère (Gesamt-Reichsministerium), ceux qui étaient le plus à gauche étaient issus des courants libéraux badois et rhénans, qui étaient bien loin de revendiquer le suffrage universel, encore moins la république. D’autres étaient au contraire franchement conservateurs, comme l’Autrichien Anton von Schmerling, figure dirigeante des premiers mois. La dernière équipe nommée en mai 1849, peu avant la fuite et la dissolution de l’Assemblée, passa, elle, pour nettement réactionnaire.

Depuis sa propre dissolution à la fin de 1849, le Pouvoir central provisoire tomba presque totalement dans l’oubli. Pourtant, au regard de l’étendue de ses activités, il est problématique d’écrire l’histoire de ces années sans le mentionner. Il joua bien un rôle essentiel aux côtés de l’Assemblée dans les négociations difficiles – et finalement sans résultat – menées avec les gouvernements des nombreux États allemands. Il lui fallut notamment concilier les plans constitutionnels de la majorité parlementaire avec les monarques soucieux de garder leurs prérogatives et l’indépendance de leurs principautés. Avant même la finalisation de la Constitution, le Pouvoir central dut affronter la tâche ardue de faire respecter dans les États allemands les lois votées par l’Assemblée. De septembre 1848 à mai 1849, il envoya des commissaires et dirigea des opérations militaires pour réprimer plusieurs vagues d’insurrections révolutionnaires. Dans le cadre d’une coopération très tendue avec la Prusse, il coordonna la conduite de la guerre et les négociations de paix avec le Danemark autour des duchés de Schleswig et Holstein. Il administra enfin la création de la première marine de guerre allemande, qui ne fut pas sans susciter une effusion considérable de sentiments nationalistes, et qui mobilisa des ressources importantes.

De l’Empire de 1871 jusqu’à la République fédérale d’Allemagne, plusieurs générations d’historiens allemands ont pour la plupart évalué les événements de 1848 et 1849 sous des perspectives plus ou moins téléologiques. Leurs jugements étaient conditionnés par leurs propres vues ainsi que par celles de leurs courants idéologiques sur la « question allemande ». Pour des raisons diverses, le Pouvoir central provisoire restait presque toujours en marge de leurs récits. Ceux qui s’identifiaient encore avec les partis kleindeutsch (pro-prussien) ou großdeutsch (pro-autrichien) du XIXe siècle ne pouvaient accorder leur faveur à la voie représentée par Francfort, celle d’une solution fédérale qui n’aurait exclusivement privilégié ni l’une ni l’autre de ces puissances. Pour les droites monarchistes et fascistes, cette voie était trop révolutionnaire ou du moins pas assez autoritaire. Selon les historiens d’après 1945, en revanche, si l’Assemblée nationale se présentait désormais bien comme un précurseur d’une Allemagne républicaine et démocratique – Deutschlands große Hoffnung, « le grand espoir de l’Allemagne », selon le titre d’une monographie parue en 1973[2] – il n’en allait pas de même pour le Régent impérial et ses ministres.

En 2013, il ne peut être question de revenir sur ces jugements et de réclamer pour le Pouvoir central provisoire une place dans une lignée de précurseurs de l’Allemagne d’aujourd’hui. Nous entendons plutôt nous distancier clairement de ce type d’historiographie téléologique. C’est en partant des perspectives suggérées par une histoire renouvelée du politique que nous nous proposons d’aborder notre étude. Ainsi, l’analyse des documents du Pouvoir central peut permettre de mieux éclairer le langage politique et les vues d’un personnel hétéroclite de « modérés ». On s’aperçoit vite qu’une distinction tranchée entre « révolutionnaires » et « réactionnaires » n’est pas applicable. Ces acteurs redoutaient tant la réaction monarchique que « l’anarchie » qu’ils étaient enclins à percevoir dans tout mouvement révolutionnaire qui dépassait leurs propres positions.

De même, les interrogations sur la représentation symbolique du politique sont une grille de lecture possible pour la mise en scène de l’archiduc-Régent et pour de nombreuses autres mesures du Pouvoir central. Par exemple, une réforme concernant les titres et les salutations figurait parmi les premières décisions du conseil des ministres. On peut y voir des efforts pour créer et pour faire perdurer une nouvelle légitimité au moyen de la parole et des gestes symboliques.

Mais surtout, l’investigation du Pouvoir central peut rejoindre les recherches des dernières décennies sur les pratiques administratives. Celles-ci sont désormais considérées comme des techniques de l’État, et on s’attache à examiner la progressive implantation des institutions étatiques dans le territoire et à tous les niveaux de la société au cours du XIXe siècle. De telles recherches peuvent profiter de l’examen attentif de ce cas exceptionnel où l’on tenta de créer un gouvernement sans base solide existante.

Le Pouvoir central ne disposait à ses débuts d’aucun personnel administratif ; pire, il manquait de presque toutes les ressources qui lui auraient permis de gouverner. Le Ministre de la Justice, Robert von Mohl, se plaisait plus tard à raconter que le premier acte qu’il accomplit après sa nomination fut de se rendre, en personne, chez un marchand pour y acheter du papier à lettres et de la cire à sceller[3]. Lui et ces collègues devaient recruter les fonctionnaires, des chefs de bureau aux clercs, commis et portiers. Il fallait formaliser les procédures de toute sorte, et surtout, trouver les moyens de faire respecter les directives du gouvernement. Les cotisations que versaient (ou que retenaient volontiers) les gouvernements des États membres de la Confédération, étaient les seules sources de revenus disponibles. Les troupes mises à la disposition du Pouvoir central par les gouvernements représentaient les seules forces exécutives. Bien que censé être l’exécutif d’un État national en train de voir le jour, le Pouvoir central provisoire ressemblait davantage, sous ce point de vue, à certaines organisations internationales du XXe siècle : ses pouvoirs statutaires assez étendus contrastaient avec sa dépendance réelle de la volonté de gouvernements peu enclins à coopérer.

Procès-verbal de la 180e séance du Conseil des Ministres du Pouvoir central provisoire, 19 novembre 1849 (Bundesarchiv Berlin)

Procès-verbal de la 180e séance du Conseil des Ministres du Pouvoir central provisoire, 19 novembre 1849

Or, il existe un fonds assez ample de documents qui permettent de saisir sur le vif toutes ces difficultés et les moyens entrepris pour les surmonter. À la différence des archives de l’Assemblée nationale[4], celles du Pouvoir central provisoire ont été conservées dans leur quasi-totalité. On dispose des procès-verbaux dressés lors des 185 séances du conseil des ministres, mais aussi des fonds des sept ministères des Affaires extérieures, de l’Intérieur, de la Justice, de la Guerre, des Finances, du Commerce et de la Marine. Ces archives offrent aux chercheurs la correspondance des ministres avec les gouvernements des États allemands, les instructions et les rapports des envoyés et des commissaires du gouvernement, des états du personnel ou des tableaux sur le budget. Après avoir passé de longues décennies dans un oubli presque complet à la Bibliothèque de la ville de Francfort, ces documents ont été amenés au Bundesarchiv, les Archives fédérales de l’Allemagne, et se trouvent désormais à Berlin.

Le projet « Edition der Akten der Provisorischen Zentralgewalt in der Revolution von 1848/49 », financé par la Deutsche Forschungsgemeinschaft et établi à l’Université d’Eichstätt sous la direction du professeur Karsten Ruppert, a pour but de publier une sélection de ces documents. Cette sélection est centrée sur les procès-verbaux du conseil des ministres, auxquels s’ajoutera un choix d’autres pièces susceptibles d’éclairer le fonctionnement du Pouvoir central et ses activités les plus importantes. Les travaux ont commencé en 2012 et leur achèvement est prévu pour 2014 ; on est en droit d’attendre la parution du volume d’ici 2015. À la publication des documents s’ajoutent d’autres recherches et activités : plusieurs thèses sont en cours sur le rôle personnel de l’archiduc-Régent et sur les relations du Pouvoir central avec certains des gouvernements particuliers. Au cours des mois à venir, des conférences et des articles présenteront les résultats préliminaires de nos recherches tandis qu’un blog documente déjà de nos activités. Au nom de tous les membres de notre projet, nous remercions très cordialement l’Institut historique allemand de Paris et Mareike König, qui nous a proposé cet échange d’articles.

De même, nos remerciements sincères à Anne-Sophie Banakas pour son assistance généreuse dans l’élaboration de la version française de ce texte.

Sources des imagesWikimedia Commons (Archiduc Jean) ; Bundesarchiv Berlin, DB 52/16, fol. 7 (Procès-verbal)

[1] Sur la notion de « Révolution » comme instrument d’auto-légitimation, voir Nicole Wiedenmann, Kay Kirchmann, « Revolution als Selbstmandatierung und -inszenierung. Eine begriffsgeschichtliche Annäherung an eine problematische Kategorie », dans : Sven Grampp et al. (éds.), Revolutionsmedien – Medienrevolutionen, Constance, UVK, 2008, p. 25–64.

[2] Frank Eyck, Deutschlands große Hoffnung. Die Frankfurter Nationalversammlung 1848/49, Munich, List, 1973. À noter que c’est la traduction d’un ouvrage qui parut d’abord à Londres sous le titre, beaucoup plus anodin, de The Frankfurt Parliament.

[3] Voir Pia Nordblom, « Robert von Mohl », dans: Frank Engehausen, Armin Kohnle (éds.), Gelehrte in der Revolution. Heidelberger Abgeordnete in der deutschen Nationalversammlung 1848/49. Georg Gottfried Gervinus – Robert von Mohl – Gustav Höfken – Karl Mittermeier – Karl Theodor Welcker – Karl Hagen – Christian Kapp, Ubstadt-Weiher, Verlag Regionalkultur, 1998, p. 41–67, à la p. 53.

[4] Juste avant la dissolution violente de l’Assemblée, son dernier président ordonna de faire transporter la plupart de ses archives dans l’exil suisse qui accueillit aussi beaucoup de députés menacés de poursuites. La trace de ce fonds se perd dès 1852.

Quelle: http://19jhdhip.hypotheses.org/710

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