
Von Pierre Monnet, Studiendirektor an der École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris und Direktor des Institut Français d’Histoire en Allemagne in Frankfurt (Main)
Les sciences historiques dans la coopération franco-allemande
Je tiens à remercier les organisateurs pour l’honneur qui m’est ainsi fait d’introduire par ce bref exposé le projet qui nous réunit aujourd’hui. Je m’exprime non seulement à titre de directeur d’un institut français de recherche en Allemagne mais aussi en qualité d’historien médiéviste et de spécialiste de l’histoire franco-allemande. C’est sous ce double paradigme du contenu historique d’une part et de la méthode scientifique de l’autre que je souhaiterais avancer quelques remarques générales aboutissant à souligner l’originalité de l’entreprise dont nous célébrons ce jour le lancement. Celle-ci me paraît en effet admirable non seulement par son ambition de connaissance mais aussi par sa manière de faire. Elle s’inscrit en vérité dans une logique qui situe la valeur ajoutée de son propos à la rencontre d’une mise en réseau de plus d’une vingtaine d’archives, de quatre régions, de deux consortiums et d’une approche qui entend faire du croisement des sources et des ressources une plus-value au service du savoir historique. Autrement dit ce projet interrégional et fédératif est une forme-sens puisqu’il parie sur la mise en commun de plusieurs institutions contemporaines pour faire apparaître une mémoire résultant elle-même de la circulation et de la production passées de l’écrit entre plusieurs institutions et régions historiques. Ainsi se noue me semble-t-il le dialogue qui peut intéresser le chercheur, entre une modernité consciente des enjeux de ses constructions sociales, territoriales et mémorielles et une prémodernité elle-même productrice de mémoire par la trace de l’écrit.
Mais il y a davantage encore, me parait-il, dans le projet exposé : il reflète comme je le crois un moment d’entrelacement entre la recherche français et allemand et une étape de la production et du transfert historiographiques entre ces deux pays.
Il n’est sans doute pas utile dans cette enceinte de rappeler le rôle qu’a pu jouer l’histoire depuis des siècles dans la production et la diffusion de l’image de l’autre entre les Etats et les nations d’Europe, et singulièrement entre la France et l’Allemagne. Il conviendrait juste de rappeler combien la défaite de 1871, interprétée en France entre autres comme la produit d’une infériorité technologique et intellectuelle, a pu constituer un puissant aiguillon à la mise en place de chaires, d’institutions, de centres dédiés à l’édition de sources, à la constitution de corpus, à la rédaction de grandes collections destinées à faire reposer un grand récit d’histoire nationale sur une érudition puisée alors aux standards de la science germanique. Dans cette crise allemande de la pensée française pour reprendre le beau titre de l’ouvrage classique de Claude Digeon paru en 1959, l’histoire a bien été mobilisée, aux côtés de la géographie, dans ce qui fut à la fois, et c’est sans doute le grand paradoxe, une forme de concurrence des cerveaux mais aussi d’échanges et de transferts culturels d’une rare intensité. Jusqu’en 1933 et au-delà la science historique française lisait, recevait, jugeait la production historiographique allemande. Il suffira pour s’en convaincre, et incarner cette période, de rappeler la figure de Marc Bloch, historien médiéviste au destin intellectuel franco-allemand si tragique. Dans son discours demeuré célèbre appelant à une histoire comparée des sociétés européennes prononcé en 1928 lors du congrès international des sciences historiques d’Oslo, c’est aussi et c’est sans doute avant tout à la France et à l’Allemagne qu’il songeait. 1928, année de Briand et de Stresemann, de la détente entre les deux pays, année également de la réunion d’une commission d’historiens français et allemands destinée à s’accorder sur les points de jugement posant problème entre les deux pays, en vue peut-être sinon d’un manuel d’histoire commun, du moins d’une démarche d’élucidation raisonnée des conflits historiographiques et interprétatifs, et singulièrement à cette époque sur la première guerre mondiale qui n’avait alors pas encore 15 ans d’âge. Il va sans dire que dans ce domaine comme dans tous les autres1933 a constitué une rupture radicale et brutale renvoyant tout examen partagé et toute possibilité de coopération à l’après-guerre.
Après 1945, et si l’on songe à la coopération scientifique, linguistique et culturelle entre la France et l’Allemagne, au sein de laquelle s’inscrit par définition la matière historique, c’est évidemment la date de 1963 qui vient à l’esprit, puisqu’aussi bien l’on en célèbre cette année le demi-siècle. Pour légitime que soit sa commémoration, il est salutaire qu’elle n’occulte pas pour autant le rôle justement historique qu’ont pu tenit, dès après le 8 mai, des visionnaires dont un grand nombre avaient vécu dans leur chair et derrière des barbelés l’incompréhension et la haine entre les peuples et les religions. Que l’on songe ici à Schumann, Monnet, Rovan, Grosser, qui dès après 1945 ont insufflé l’esprit d’un premier dialogue politique, culturel et social entre les deux pays, reposant précisément sur le rapprochement des sociétés civiles auxquelles il revenait aux historiens d’expliquer, dans la longue durée, qu’un destin et des références communs les rassemblait plus qu’ils ne les séparaient. Il faut bien dire de ce point de vue que trois guerres récentes, avec leurs lots d’occupation de territoires, d’annexions, de prisonniers, de travailleurs forcés… avaient par la force créé une confrontation-fréquentation, une habitude contrainte de l’autre. Sous cet angle, 1963 est une date évidemment importante, essentiellement sur le plan politique, mais dont la symbolique consensuelle est une reconstruction postérieure qu’il convient de relativiser et de démythifier. L’impulsion donnée est certes décisive, à commencer par la création de l’OFAJ, mais elle n’aurait pas eu cette ampleur sans le concours parallèle, souterrain, modeste des deux sociétés civiles qui ont entretenu et développé un appétit pour l’autre, qui demeure à mon sens la clé de toute la relation franco-allemande, en 1963 comme en 2012-2013 : l’indifférence entre ces deux pays n’a jamais été une bonne chose, et il appartient bien aux historiens d’en démontrer les aspects mortifères, précisément parce que ces deux ensembles ne se ressemblent pas, n’ont pas et n’auront pas, Dieu soit loué, la même histoire, et que de ce fait il n’existe guère d’autre choix que la complémentarité ou l’écartement.
Reste que c’est bien après 1963 que, portés par la volonté politique et par les rituels de la réconciliation et des couples président-chancelier bien connus, des supports et facteurs importants du dialogue culturel et scientifique se sont créés. Que l’on songe aux trois lycées franco-allemands de Buc, Fribourg et Sarrebruck, à la chaine franco-allemande Arte en 1991-1992, à l’UFA créée en 1997… En matière historique, le rapprochement et les transferts qui existaient déjà avant 1945, se sont institutionnalisés par la création de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg en 1948, de l’Institut Historique Allemand de Paris en 1958, par la création dela Mission HistoriqueFrançaiseen Allemagne à Göttingen en 1977 devenue IFHA de Francfort en 2009, par la création du Centre Marc Bloch en 1992 à Berlin, par celle du Forum allemand d’Histoire de l’art en 1997, par celle du CIERA en 2001. L’ensemble de ces institutions consacrées à une recherche franco-allemande en histoire, à la mise en place de cursus communs d’études supérieures, pouvait et continue de pouvoir par ailleurs prendre appui sur un tissu de classes préparant de part et d’autre à l’Abibac créé en 1994 et désormais proposé dans 76 établissements français et 65 établissements allemands, sur un entrelacs de doubles diplômes dont 8 sur les 40 que compte aujourd’hui l’UFA en SHS sont exclusivement consacrés aux études historiques, et sur un réseau d’instituts français en Allemagne et allemands en France qui demeure, en dépit des restrictions budgétaires, le plus dense au monde entre deux pays. Que les programmes Abibac, et avec eux les classes européennes qui enseignant la discipline dite non-linguistique dans la langue de l’autre, prennent les sciences historiques comme cœur d’un enseignement croisé, bilingue et biculturel, et non pas le latin ou les mathématiques comme on aurait pu le penser puisque ces matières emploient par nature un langage commun, reflète donc à la fois la place que l’histoire a toujours tenue dans la fabrication de l’image de l’autre entre les deux pays depuis au moins les Lumières, mais surtout traduit le travail de décapage, d’actualisation et d’harmonisation réalisé par les communautés scolaires, pédagogiques, universitaires et scientifiques entre nos deux pays depuis plus de 50 ans. Quelques chiffres frappants peuvent en souligner l’acquis : 5000 lycéens inscrits dans les trois classes de lycée préparant l’Abibac, 8 millions de jeunes mobiles entre la France et l’Allemagne dans le cadre de 300.000 programmes d’échanges et 11.000 rencontres par an organisés par l’OFAJ depuis 1963, 14.000 étudiants français et allemands partant étudier chaque année dans le pays partenaire pour une durée d’études d’au moins un semestre, 37.000 étudiants ayant suivi un double diplôme de l’UFA depuis sa mis en place en 1999, 1.000 double diplômés par an, sans parler des quelque 300 cotutelles de doctorat et des trente collèges doctoraux franco-allemands placés sous le toit de cette institution, dont un tiers en SHS (parmi lesquels la moitié relève des études historiques), enfin une trentaine de projets de recherche doctorale et post-doctorale franco-allemande dans le cadre des appels d’offres communs ANR/DFG lancés depuis 2006 en SHS et dont un tiers en moyenne relève là encore des sciences historiques.
Le produit de ces échanges, de cette aventure propulsée par 1963, qui fut en même temps une méthode, est désormais assez connu : le manuel d’histoire franco-allemand, initié par un vœu émis en 2003 par le parlement des jeunes réuni à Berlin pour la célébration des 40 ans du Traité de l’Elysée, et décliné en trois volumes identiques au mot près en deux langues pour la seconde, la première et la terminale entre 2006 et 2011. Son pendant universitaire est d’ailleurs en cours de publication sous la forme de la collection de l’histoire franco-allemande en onze volumes piloté par le DHIP de Paris, commencée en 2005, destinée à couvrir la période allant de 800 à nos jours, et éditée en deux versions identiques français et allemande, prévue pour s’achever en 2014.
Conçu par une équipe binationale d’universitaires, d’enseignants, de pédagogues et d’éditeurs, le manuel d’histoire franco-allemand (et non pas d’histoire franco-allemande, c’est la démarche qui est commune et non pas l’histoire elle-même !) a été publié en trois tomes pour les classes de seconde/10e, première/11e et Terminale/12e des lycées entre 2006 et 2011. Sa réalisation montre qu’un manuel bilingue parfaitement semblable dans son contenu, sa maquette, sa documentation, sa cartographie, sa chronologie et situé au carrefour de 17 programmes différents (un programme français et 16 programmes régionaux allemands) est possible et introduit une véritable révolution méthodologique, historiographique et pédagogique en proposant non pas une histoire franco-allemande mais un regard franco-allemand sur une histoire partagée souvent plus pacifique en vérité que conflictuelle quand on la regarde sur le temps long, c’est-à-dire observée à travers le prisme des convergences, des divergences et des interactions. Il s’agit là d’un exemple unique au monde, actuellement suivi par l’Allemagne et la Pologne, qui peut former modèle au niveau européen et déboucher sur un enseignement du fait européen dans les pays de l’Union, redonnant donc au couple franco-allemand sa valeur de laboratoire innovant pour lui-même et pour les autres et conférant à l’histoire une vertu d’aide à la compréhension des rapports entre les peuples.
Sans doute n’a-t-il finalement pas connu l’usage massif que l’on aurait pu en attendre. Mais il est notable qu’à défaut d’être un manuel régulier, il bénéfice dans de nombreuses classes d’histoire et de géographie d’usages braconniers et parallèles qui risquent même de lui conférer une longévité plus grande qu’un manuel ordinaire dont l’espérance de vie est lié aux programmes. On sait ainsi que le manuel est utilisé en DNL de classes européennes, en cours de langue, dans les facultés de pédagogie, et même d’histoire et de civilisation germanique en premier cycle du bachelor. Ces utilisations variées tendent à lui redonner les caractères qui me paraissent faire son originalité et lui conférer la fonction d’un bon reflet de ce que peut continuer à être une relation durable et réflexive entre deux sociétés et deux pays, autrement dit ce qui en fait sa plus-value, sa valeur ajoutée qui peuvent tenir en résumé dans les 7 points suivants :
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L’importance du travail sémantique entre les deux langues, qui va au-delà de la simple traduction car on sait que l’équivalence de mots entre deux langues reflète des traditions culturelles et historiographiques diverses, tant des concepts aussi simples que nature, culture, religion ou Etat, ou même mémoire, n’ont ni le même poids, ni la même portée.
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L’importance du renouvellement documentaire pour actualiser les savoirs patrimoniaux historiques que chaque pays possède, transmet et soumet au regard de l’autre. Espérons par exemple que le centenaire de 1914 en 2014 aboutira aussi par exemple à un tel renouvellement de la documentation commune.
- L’importance des pages regards croisés qui relève de la méthodologie de l’histoire comparée, de l’histoire des transferts, de l’histoire croisée, pour examiner ce qu’il y a de commun, de ressemblant, de divergent, de complémentaire, d’interactif ou d’incompatible entre deux sociétés, à commencer par la place du militaire, le rôle des femmes, la défense de la langue, le poids accordé à l’Etat, le rôle des migrations et immigrations, la position vis-à-vis de la mondialisation, les choix énergétiques, l’évolution démographique, les structures territoriales entre fédéralisme et centralisme.
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L’importance des imaginaires différents, des temporalités différentes puisque les deux pays n’ont pas les mêmes ruptures, à commencer par 1945 ou 1989, ce qui d’ailleurs conduit à penser que ce livre n’aurait pas été pensable avant 1989, c’est-à-dire avant la réunification de deux Etats allemands issus d’une histoire commune, qui introduit une sorte de fin du Sonderweg allemand au titre que pour la première fois dans son histoire ce pays a fait une révolution sans guerre ni changement de régime en aboutissant à une forme raisonnée et apaisée d’alignement entre Etat et nation.
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L’importance des traditions pédagogiques différentes entre une culture française de l’apprentissage et une culture allemande de la discussion.
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L’importance de l’enseignement du fait européen à partir de ce livre qui montre qu’il n’existe pas d’identité de l’Europe, mais des identités en Europe, en sorte que ce manuel possède aussi une vertu civique. Tout n’est pas européen dans l’histoire mais il y a à travers le prisme franco-allemand la reconnaissance de moments européens.
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L’importance de la leçon d’histoire qu’il délivre : l’histoire n’est pas seulement transmission de faits construits du passé, elle est aussi par nature récit actualisé des interprétations et des significations de ce passé aujourd’hui, qu’il soit mort ou vivant, manière de dire que le fait est inséparable de sa représentation.
De la sorte, le manuel d’histoire est le produit et le signe d’un dialogue qui, en histoire, se développe du secondaire au supérieur et dans les institutions de recherche entre les deux pays. Avec sa base de données de 1800 recensions et sa Revue annuelle l’IFHA y contribue sur le plan des publications, tout comme l’IHAP avec la revue Franciaet ses recensions, ou bien la revue électronique en SHS franco-allemande Trivium. Il existe aujourd’hui une génération de jeunes chercheurs français et allemands habitués à circuler, à monter des projets, tel le dernier en date intitulé ‘Saisir l’Europe », constitue comme une fédération de recherche franco-allemande en histoire unissant le CMB,la HU Berlin, l’IFHA,la JGU Francfort, l’IHAP, la MSH et le CIERA avec 18 doctorants et postdoctorants pour 5 ans. Il appartient à la feuille de route franco-allemande délivrée le 4 février 2010 par le conseil franco-allemand des ministres sous le titre « agenda 2020 » dont le chapitre 3, comportant 2 pages sur dix de la déclaration, concerne la recherche, l’innovation, l’éducation et l’enseignement supérieur.
Parmi les mesures annoncées à ce sujet, figurent les plans suivants d’action :
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D’ici 2020, le nombre des cursus bilingues dans l’enseignement supérieur doit doubler.
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D’ici 2020, le nombre d’étudiants, d’étudiants en doctorat et de jeunes chercheurs participant à des programmes financés par l’Université franco-allemande doit doubler.
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D’ici 2020, un Français sur deux ou un Allemand doit avoir visité au moins une fois l’autre pays.
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L’apprentissage de la langue du partenaire doit être encouragé et soutenu et le rapprochement des systèmes éducatifs poursuivi (manuels scolaires, programmes, certification, échanges d’enseignants et de cadres).
- D’ici 2020, au moins 200 écoles maternelles bilingues franco-allemandes devront être créées.
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Encouragées par l’introduction du manuel d’histoire franco-allemand, la France et l’Allemagne ont l’intention de préparer un manuel scolaire commun sur l’Europe et l’histoire de la construction européenne, ouvert à la participation d’autres partenaires européens.
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En matière de recherche et d’innovation, la coopération entre les organismes compétents (y compris les agences de financement de la recherche) doit s’intensifier, notamment dans le cadre européen, à commencer par la coopération entre la Deutsche Forschungsgemeinschaft et l’Agence Nationale de la Recherche, entre la Société Max Planck et le CNRS ; des programmes conjoints de recherche doivent être engagés, en commençant par le domaine médical (en particulier en ce qui concerne des maladies neuro-dégénératives comme la maladie d’Alzheimer) et avec l’objectif de créer à terme des laboratoires de recherche communs Carnot-Fraunhofer dans le cadre des pôles d’excellence à l’échelle mondiale.
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La coopération franco-allemande déjà bien établie dans le domaine de la politique spatiale européenne sera poursuivie.
Il me semble au total, car il faut bien conclure et boucler la boucle, que le projet Eucor, Icarus et Interreg sur les archives du Rhin supérieur qui nous rassemble et se place exactement dans le droit chemin de cette ambition à la fois politique, scientifique et régionale, raison pour laquelle il convient de lui souhaiter plein succès et longue vie.
Quelle: http://archives.hypotheses.org/166