Georg Philipp Harsdörffer (1607 – 1658) est un des grands savants et médiateurs culturels de l`époque baroque dans les domaines de la philologie et des arts. Issu d’une famille noble du patriciat de Nuremberg, Harsdörffer fit des études juridiques et forgea son esprit d’homme lettré et érudit lors de son “Grand Tour” aux Pays-Bas, en France, en Angleterre, en Suisse et en Italie. Surtout la culture et la littérature de l’Italie et de la France exercèrent sur lui une grande influence. De retour à Nuremberg, Harsdörffer y exerça non seulement des hautes fonctions publiques, mais il concentra aussi ses activités dans le domaine de la littérature, des langues, des arts, de la musicologie, des sciences mécaniques, de la compilation encyclopédique et de la traduction. Il fut membre de plusieurs sociétés littéraires, notamment de la célèbre Fruchtbringende Gesellschaft (« Société des Fructifiants »), fondée en 1607 par Louis de Anhalt-Köthen sur le modèle italien de l’Accademia de la Crusca.
Georg Philipp Harsdörffer (1607-1658)
Harsdörffer fonda lui-même à Nuremberg le Pegnesischer Blumenorden (« Ordre des Fleurs de la Pegnitz»). Avec ses écrits et ses activités sociétales Harsdörffer sera une des principales figures de l’échange culturel dans l’Europe du XVIIe siècle. Cette personnalité baroque a été beaucoup étudiée dans le cadre de la recherche en philologie, aussi bien du point de vue de la littérature que de la linguistique, depuis quelques années cet auteur est aussi dans le point de mire d’autres disciplines, notamment de la musicologie et de l’histoire de l’art, mais jusqu’á présent moins dans le domaine de l’histoire de l’architecture. C’est cet aspect que je soulignerai lors d’une conférence à l’EPHE/Sorbonne à Paris aujourd’hui.
G. Ph. Harsdörffer, Specimen Philologiae Germanicae, Nuremberg 1646
Harsdörffer fait non seulement usage de métaphores architecturales pour expliquer son système linguistique et sa conception de la langue allemande (cf. Moulin 2011), comme par exemple dans la gravure de page de titre de son Specimen philoogiae germanicae paru en 1646.
A côté de cet emploi de l’architecture comme instrument métaphorique dans la pensée linguistique, Harsdörffer réfléchit aussi directement sur l’architecture, entre autres dans ses deux grandes œuvres encyclopédiques et récréatives, les Deliciae physico-mathematicae et les Jeux de Conversation pour Dames (Frauenzimmer Gesprächsspiele, = FZG). Dans ces deux ouvrages il désigne l’architecture comme le plus grand de tous les arts, comme le „allernohtwendigste zu deß Menschen Leben“ (Delitiae, II, 531; “le plus indispensable à la vie de l’homme”). Dans les Jeux de Conversation, Harsdörffer indique que „Vnter allen Sachen/ welche Menschen Sinn erfunden/ ist keine der Göttlichen Allmacht gleichständiger/ als das kunstrichtige Gebäu“ (FZG VIII, 432; “De toutes les choses que l’esprit humain a inventé il n’y en a aucun qui soit plus semblable à la puissance divine que l’édifice architectural construit selon les règles de l’art”). L’architecte est vu comme une personne érudite avec des connaissances profondes dans les autres arts et sciences et c’est à lui qu’incombe un rôle central dans le processus de la création artistique. Harsdörffer note „Der Baumeister ordnet alles nach seinem Wolfallen/ nachdeme ihn seine Kunst anweiset“ (FZG, VIII, 434; “L’architecte ordonne tout selon sa satisfaction, comme son art lui indique de faire”).
Dans ses ouvrages, Harsdörffer nous donne un tour d’ensemble de l’architecture telle qu’il la vue lui-même lors de son Grand Tour mais aussi en se basant – compilateur qu’il est – sur les topoi classiques et des nombreuses sources, notamment antiques, italiennes mais aussi allemandes. Les questions traitées vont de considérations générales, culturelles et artistiques jusqu’à des domaines plus techniques dans les Deliciae Physico-Mathematicae, dont les textes et les exercices posés essaient de garder un caractère divertissant.
Der Schauplatz (“Le théâtre”), FZG VI
Intéressant pour nous est aussi la conception du théâtre en tant que bâtiment que Harsdörffer laisse naître dans les Jeux de Conversation pour dames au fil d’une discussion entre ses protagonistes, accompagné d’illustrations qui déclinent les différentes possibilités de l’architecture et du décor de la scène (FZG VI, “Der Schauplatz”), le théâtre étant divisé en trois parties: le rideau, la scène elle-même et le recouvrement du plafond. Nous y trouvons des réminiscences avec l’architecte italien Sebastiano Serlio (Libro …d’architettura, deuxième livre, Venise 1566).
Les Cinq ordres (Deliciae, III, p 428)
Dans les Delitiae physico-mathematicae Harsdörffer divise l’architecture comme le veut la tradition en architecture civile et l’architecture martiale. Les Delitiae thématisent toutes sortes de questions architecturales, par exemple des problèmes concrets de construction, ou la Tour de Pise, les fortifications, les ponts, les palais et la construction de chambres où l’on peut écouter les autres et bien-sûr les cinq ordres (de colonnes). Il mentionne comme sources et ouvrages de référence les grands noms et œuvres topiques de l’architecture de la Renaissance comme l’édition de Vitruve par Guillaume Philandrier (1505-1563), Gaudenzio Merula (1500-1555), Diego Sagredo (ca. 1490- ca.1528), Leon Battista Alberti (1404-1472), Sebastiano Serlio (1475-1554), Giacomo Barozzi da Vignola (1507-1573).
“Alle Theile der Seulen Teutsche nennen” (Deliciae, II, p.541)
Un fil rouge dans tous les écrits harsdörfferiens sur l’architecture est celui de la terminologie, est c’est ceci qui m’intéresse aussi en tant que linguistique. En analysant les Delitiae j’ai par exemple remarqué que la terminologie étrangère (notamment latine) va diminuer, par exemple dans les registres en fin des volumes. En plus, Harsdörffer consacra beaucoup de pages à des réflexions sur la façon de transposer le vocabulaire architectural en allemand, quitte à donner deux variantes par exemple pour pyramis mit „Seulspitze/ Flammseule“. Ces observations peuvent servir à répondre in nuce à la question comment le vocabulaire architectural s’est forgé en allemand à l’époque baroque, et à partir de quand il s’est établi dans les traités d’architecture en Allemagne, une piste que nous suivons à mon institut à Trèves également pour l’architecte allemand Joseph Furttenbach l’ancien (1591-1667).
Ces travaux de recherche ne pourront se faire que dans un contexte interdisciplinaire, et c’est pourquoi je suis très heureuse de pouvoir partager mes analyses et résultats de recherche avec les étudiants en Histoire de l’Architecture de l’EPHE ce semestre dans le cadre d’une invitation comme professeur invitée auprès de ma collègue Sabine Frommel. On pourrait ainsi envisager de créer une base de données numérique et un portail de recherche documentant le vocabulaire d’architecture à la Renaissance et à l’époque baroque à partir des sources, c’est-à-dire les imprimés et manuscrits originaux, conçue véritablement pour un travail interdisciplinaire, et non dans la tour d’ivoire d’une seule discipline. Une telle banque de données aiderait les chercheurs en histoire de l’architecture à mieux comprendre les documents originaux et les historiens de la langue à découvrir et analyser le processus de formation de vocabulaire spécifiques aux différents pays et cultures.
Littérature (choix de quelques titres):
Georg Philipp Harsdörffer, Frauenzimmer Gesprächspiele, I-VIII, Nachdruck der Ausgabe Nürnberg 1643-1649, Tübingen 1968
Georg Philipp Harsdörffer, Kunsverständiger Discurs, Von der edlen Mahlerey, Nachdruck der Ausgabe Nürnberg 1653, Heidelberg 2008
Georg Philipp Harsdörffer, Specimen Philologiæ Germanicæ, Nürnberg, Wolfgang Endter 1646 (VD17 3:609293B)
Georg Philipp Harsdörffer – Daniel Schwenter, Deliciae Physico-Mathematicae oder Mathematische und Philosophische Erquickstunden, I-III, Nachdruck der Ausgabe Nürnberg 1636-1653, Frankfurt/M. 1990-1991
Jean-Daniel Krebs, Georg Philipp Harsdörffer (1607-1658). Poétique et Poésie, I-II, Bern et al. 1983
Claudine Moulin, Grammatische Architekturen. Zur Konstitution von metasprachlichem Wissen in der Frühen Neuzeit, in: S. Frommel – G. Kamecke (dir.), Les sciences et leurs langages: Artifices et adoptions, Rome 2011, p. 25-44
Verzeichnis der Drucke des 17. Jahrhunderts (VD17): www.vd17.de
Die Fruchtbringende Gesellschaft: http://www.die-fruchtbringende-gesellschaft.de (avec des liens vers les oeuvres de Harsdörffer accessibles en ligne)