Un exemple de culture écrite tout à fait spectaculaire nous montrant l’importance de l’annotation est le cas de Vitruve ou plus précisément la tradition de son texte pivot sur l’architecture (“De Architectura”), le traité central pour notre connaissance des techniques architecturales de l’Antiquité classique. L’histoire de la tradition de ce texte est longue et paradigmatique, elle retrace la transmission d’une œuvre écrite sur plus de 2000 ans. La recherche contemporaine est riche en ce qui concerne la documentation de la filiation des témoins textuels (manuscrits et imprimés). Entretemps, certains outils numériques facilitent l’accès à ces sources, même si il manque encore un portail regroupant la recherche vitruvienne et l’ensemble de ses sources primaires. En outre, sur les sites existants, pas tous les exemplaires digitaux sont de bonne qualité et donc appropriés aux sortes de questions qui préoccupent une philologue et historienne du livre.
Vitruve, De architectura, BL London Harley 2767, fol. 16v
Sous cette approche, l’aspect fondamental de la transmission médiale et matérielle de ce texte mérite l’attention, elle dévoile, ce que j’aimerais appeler, des multiples vies. Bien sûr, nous ne possédons pas l’original du texte, et ce manque semble aussi être une chance inouïe. A travers l’histoire complexe des filiations textuelles, nous voyons les nombreuses copies et éditions essayant d’établir une sorte de dialogue avec un texte source virtuel et en quelque sorte aussi le transcender. Par exemple, nous savons grâce au texte retransmis que le traité contenait des illustrations (dont une, une rose des vents semble s’être perpétuée), mais celles-ci restent perdues … et ces images fantômes, alliées au texte existant, engendreront la fantaisie et l’impulsion créatrice de générations ultérieures de scribes et lecteurs, savants comme hommes du métier, les architectes.
Oxford BL, Auct. F.5.7 (Exemplaire de Pétrarque)
Nous notons la transformation matérielle à travers les temps. Ecrit sur des rouleaux de papyrus vers les années 33 à 22 av. J.C., nous retrouvons le traité de Vitruve à l’époque carolingienne sur parchemin dans le fameux manuscrit MS Harleianus 2767, probablement commandité par Charlemagne et qui représente la plus ancienne copie existante de notre texte. Le traité n’est donc pas tout à fait inconnu au Moyen Âge. Il sera surtout mis en mire de façon plus intensive par les humanistes italiens, notamment Boccace et Pétrarque. De ce dernier nous avons un manuscrit annoté de sa propre main (vers 1350), aujourd’hui conservé à la Bodleian Library à Oxford. Une réception profonde du texte débuta avec l’humaniste florentin Poggio Bracciolini, qui découvrit en 1416 un exemplaire du texte dans la fameuse bibliothèque de St. Galle, en Suisse. Et, bien-sûr, ce sera l’époque de la Renaissance où le texte jouera un rôle éminent, notamment en Italie aux 15e et 16e siècles, et aussi encore plus tard au 17e (par exemple sous Louis XIV avec la grande édition illustrée et traduction de Claude Perrault en 1673). En Italie, tous les grands noms de l’architecture se retrouvèrent en contact avec et autour de ce texte canonique, donnant un accès à l’art de construire de l’antiquité classique et apportant beaucoup d’énigmes aussi: Alberti, Bramante, Cesare Cesariano, Raphael, Antonio da Sangallo le jeune et Leonardo da Vinci pour en nommer que quelques-uns. Plusieurs d’entre eux essayèrent de traduire le texte ou de le faire traduire en italien (et l’illustrer), comme Cesariano, Raphael ou Antonio da Sangallo.
Vitruve, édition de Giovanni Sulpizio da Veroli, Rome: s.a. [ca. 1486],
Avec l’apparition de l’imprimerie vers le milieu du 15e siècle une autre forme de matérialité de la transmission du savoir et de la diffusion des idées émergera, avec un autre support (le papier), une nouvelle vélocité et moins onéreuse que le parchemin écrit à la main. Il ne surprend donc pas que le texte de Vitruve soit lui aussi rapidement arrivé dans les officines, et cela peu après le début de cette invention. Comme avec beaucoup d’autres écrits, une comparaison avec la Bible ne serait pas exagérée, c’est grâce à l’imprimerie que les Dix livres d’architecture vitruviens vont pouvoir se répandre comme un feu à travers l’Europe, ouvrant ainsi le texte pour des couches de lecteurs diversifiées, dont aussi les architectes, loin du monde plutôt fermé des savants et hommes de lettres.
Une première édition sera éditée par Giovanni Sulpizio da Veroli et publiée à Rome vers 1486 (l’identité de l’imprimeur est incertaine). Cette édition est un point charnière en ce qui concerne l’histoire de la transmission du texte de Vitruve dans le cadre du changement médiatique et aussi pour l’étude paratextuelle: je la qualifierai de seuil, un objet délibérément non clos, faisant une offre, une proposition à ses lecteurs et dont l’éditeur est conscient des limites et des fautes. La mise en page est toute dans la tradition du livre médiéval, laissant de larges marges – et ceci délibérément comme le révèle Sulpizio dans sa lettre au lecteur. Il explique qu’il a laissé de larges marges et de la place libre pour que des lecteurs plus compétents que lui puissent y faire leurs ajouts et corrections et bien sûr aussi y ajouter les illustrations lorsqu’il y en aura. Voici donc un support où texte et paratextes sont conçus comme compléments, et les lecteurs sont appelés à se joindre à un effort collaboratif de la reconstruction du texte original et aussi à en faire son exégèse.
Vitruve, édition de Giovanni Sulpizio da Veroli, Rome: s.a. [ca. 1486], Ms Corsini 50. F.1, (Exemplaire de Giovanni Battista da Sangallo)
Une des copies de ce texte tombera sur un sol propice: dans les mains de Giovanni Battista da Sangallo, dit il Gobbo ‘le bossu’ (1496–1548), qui en fera un usage intensif, étalé sur plus de vingt ans d’utilisation – Sangallo y introduira des feuillets supplémentaires destinés à recueillir ses notes et dessins. Je ne peux ici aller dans les détails, mais nous y trouvons toutes sortes de variantes paratextuelles : l’ajout des titres des livres pour s’y retrouver dans cette incunable non paginée, des corrections de textes, des traces du travail de décodage du texte entrepris par un lecteur ne maitrisant pas vraiment le latin classique, des essais de traduction et bien sur des dessins, beaucoup de dessins – nous y trouvons des gloses textuelles et figuratives, et aussi parfois des mésinterprétations, ainsi que des remarques du lecteur sur ses propres annotations et dessins (“non sta bene”, “questo mi piace”). piace”). Malheureusement ce codex n’est pas (encore) accessible en ligne, mais seulement sous forme d’un facsimile imprimé.
Sans les notes de ce lecteur attentif – et sans les notes et traces dans les autres manuscrits et imprimés vitruviens de l’époque– nous saurions beaucoup moins sur la conception de l’architecture de l’Antiquité par les artistes et architectes de la Renaissance, une conception qui va aussi influencer leur façon de bâtir et concevoir l’architecture. L’impact vitruvien est tangible non seulement à travers l’histoire de transmission de son texte, mais aussi dans le travail concret des architectes de l’époque. Vitruve y laisse ses traces, par exemple aussi dans les croquis des artistes et architectes et les paratextes qu’ils y insèrent. Ainsi, un autre Sangallo, Antonio da Sangallo le jeune (le frère de Giovanni Battista), note à côté d’une de ses ébauches pour un portail ionique: “Non sta bene fu delle prime io facesse / non avea anchora inteso vitruvio / bene” (“Ce n’est pas bien, c’était un des premiers que j’ai faits; je n’avais pas encore bien compris Vitruve”).[i]
En fait ce serait un très beau projet de recherche interdisciplinaire d’étudier la réception de l’architecture à la Renaissance et à l’époque baroque bar le biais des inscriptions paratextuelles et autres traces laissés par les lecteurs dans les traités et dessins d’architecture, une idée que j’aimerais approfondir lors de ma conférence ce soir à Paris à l’EPHE/INHA.
Littérature (un petit choix)
Frédérique Lemerle – Yves Pauwels, Portail Architectura. Architecture, Textes, Images. XVIe et XVIIe siècles, Centre d’études supérieures de la Renaissance, Tours (http://architectura.cesr.univ-tours.fr/)
Claudine Moulin, Fascinating Margins. Towards a Cultural History of Annotation (02/2013, http://annotatio.hypotheses.org/93)
Vitruvius Pollio, Ten Books on Architecture: The Corsini Incunabulum with the annotations and autograph drawings of Giovanni Battista da Sangallo. Edited, with an introductory essay, by Ingrid D. Rowland , Rome: Edizioni dell’Elefante, 2003 (avec une introduction qui donne un aperçu sur les contextes historiques et une courte édtion des annotations)
et … merci à Georg Schelbert (@schelbertgeorg) et à sa profonde connaissance de l’oeuvre de la famille Sangallo.
[i] Il s’agit d’un dessin datant environ de 1527 qu’Antonio avait érigé dans les années 1510 (Florence, Gabinetto dei Disegni e Stampe dei Uffizi 989 recto); le portail ionique est décrit chez Vitruve dans le quatrième livre (IV, 6, 3–4).
Quelle: http://annotatio.hypotheses.org/222